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Emergence et évolution du concept de boucle microbienne

Jusqu'à la fin des années 1970, les relations entre organismes dans l'océan étaient conceptualisées sous la forme d'une chaîne trophique linéaire. Les producteurs primaires (phytoplancton) constituent une source d'alimentation pour le zooplancton, maillon trophique intermédiaire avec le haut de la chaîne (Poissons, Mammifères). Dans ce modèle linéaire, le rôle des bactéries a longtemps été considéré comme mineur (Steele 1974). Dans les années 1970, plusieurs évidences expérimentales ont conduit quelques scientifiques à s'interroger sur sa pertinence. A cette époque, il a été prouvé que les plus petits organismes planctoniques -et principalement les microbes- étaient à l'origine de l'essentiel de la respiration (Pomeroy & Johannes 1968). Ces travaux ont conduit les microbiologistes à prendre en compte l'importance des bactéries dans le fonctionnement des écosystèmes. Pomeroy synthétisera ces données expérimentales et exposera ainsi dans un article « historique » (« The ocean's food web, a changing paradigm ») l'importance du compartiment bactérien dans le recyclage de la matière organique des écosystèmes marins (Pomeroy 1974).

Par la suite, de nouvelles preuves expérimentales de l'importance des bactéries et de leurs activités dans l'eau de mer se sont accumulées (Williams 1981), dont la mise en évidence de fortes abondances bactériennes dans l'eau de mer par les techniques de microscopie à épifluorescence. L'ensemble de ces données a conduit en 1983 à la formulation du concept de « boucle microbienne » (Azam et al. 1983) : les bactéries consomment une fraction importante de la matière organique dissoute, dont une large partie provient du phytoplancton. Elles sont une source de nourriture pour les Protozoaires (Flagellés, Ciliés), eux-mêmes consommés par le zooplancton. Sur le modèle « classique » de chaîne trophique linéaire vient se brancher une « boucle microbienne » où les bactéries hétérotrophes jouent un rôle clef.

Le concept de boucle microbienne d'Azam et al. (1983). Dans ce modèle, il est sous entendu que 25% de la production primaire est utilisée par la boucle microbienne. Les bactéries, les Flagellés et les Ciliés permettent ainsi un transfert de matière et d'énergie vers les maillons trophiques supérieurs. Les flèches noires représentent un flux de matière et d'énergie, les flèches blanches un flux de matière uniquement. L'épaisseur des flèches blanches représente l'importance du flux d'éléments minéraux relargués dans le milieu à chaque niveau trophique. Les pertes organiques correspondantes (fécès, mucus) sont fléchées à droite.

Les avancées de l'Ecologie microbienne dans les années 1980 ont permis de préciser ce concept de boucle microbienne. Durant cette décennie, il a été prouvé que les protistes sont des brouteurs et des prédateurs majeurs du phytoplancton de petite taille et des bactéries hétérotrophes (Sherr & Sherr 1994). Plusieurs études révèlent aussi l'importance de la lyse virale (Proctor & Fuhrman 1990), de la mixotrophie eucaryotique, et du prélèvement de matière organique dissoute par les protistes bactérivores (i.e., Sherr 1988, Tranvik et al. 1993). L'ensemble de ce jeu de données est synthétisé par Sherr et Sherr en 1988 dans le « diagramme spaghetti », qui proposent une boucle microbienne complexifiée par rapport au premier modèle d'Azam en 1983

Le concept de réseau microbien par Sherr et Sherr (1988). Ce diagramme prend en compte les avancées de l'Ecologie microbienne des années 1980. Les flèches pleines représentent les voies de consommation de la matière organique, celles en pointillés les voies de devenir de la matière organique dissoute et particulaire libérée par les organismes. Les autotrophes sont séparés en deux classes de tailles, les organismes de plus de 5 microns étant principalement broutés par les Copépodes, ceux de moins de 5 microns par les Protistes (Sherr & Sherr 1988).

Le concept de boucle microbienne a par la suite été amélioré par plusieurs travaux conduits dans les années 1990 à 2000, en particulier grâce à ceux menés dans le contexte des programmes internationaux JGOFS (Joint Global Ocean Flux Study) (Sherr & Sherr 2007). Plusieurs de ces études ont précisé l'importance de la boucle microbienne dans le contrôle et l'utilisation de la matière organique dissoute, et comme puits de carbone potentiel dans les écosystèmes pélagiques (Legendre & Le Fèvre 1995, Ducklow et al. 2004).

Bibliographie

- Azam F, Fenchel T, Field JG, Gray JS, Meyer-Reil LA, Thingstad F (1983) The ecological role of water column microbes in the sea. Mar. Ecol. Prog. Ser. 10:257-263
- Legendre L, Le Fèvre J (1995) Microbial food webs and the export of biogenic carbon in oceans. Aquat. Microb. Ecol. 9:69-77
- Pomeroy LR (1974) The ocean's food web: a changing paradigm. BioSci 24:499-504
- Pomeroy LR, Johannes RE (1968) Occurrence and respiration of the ultraplankton in the upper 500 meters of the oceans. Deep-Sea Res. 15:381-391
- Proctor LM, Fuhrman JA (1990) Viral mortality of marine bacteria and cyanobacteria. Nature 343:60-62
- Sherr EB (1988) Direct use of high molecular weight polysaccharide by heterotrophic flagellates. Nature 345:348-351
- Sherr EB, Sherr BF (1994) Bacterivory and herbivory: key roles of phagotrophic protists in pelagic food webs. FEMS Microb. Ecol. 28:233-235
- Sherr EB, Sherr BF (2007) Understanding roles of microbes in marine pelagic food webs: a brief history. Kirchman (ed) Advances in Microbial Ecology of the Oceans. April 27,2007. revision
- Steele JH (1974) The structure of marine ecosystems. Harvard University of Cambridge, MA.
- Tranvik L, Sherr EB, Sherr BF (1993) Uptake and utilization of “colloidal DOM” by heterotrophic flagellates in seawater. Mar Ecol Prog Ser 92:301-309
- Williams PJlB (1981) Incorporation of microheterotrophic processes into the classical paradigm of the planktonic food web. Kieler Meeresforsch. Suppl. 5:1-28