Des populations bactériennes marines contraintes par leur environnement
Les populations bactériennes marines sont distribuées dans un environnement structuré à une échelle millimétrique. En moyenne, même si ces valeurs sont extrêmement variables d'un environnement à l'autre, un millimètre cube d'eau de mer contient 10 000 virus, 1000 bactéries hétérotrophes, 100 Prochlorococcus, 10 Synechococcus, algues eucaryotes et protistes bactérivores (Azam & Malfatti 2007). L'ensemble de ces organismes sont dépendants de facteurs abiotiques (température, salinité, disponibilité en matière organique, ). La proximité de ces organismes dans l'espace autorise l'existence d'interactions cellules-cellules : ces micro-organismes sont en compétition pour l'accès aux nutriments et à la matière organique dissoute. L'ensemble de ces facteurs influence la taille, l'activité, la structure et la diversité des populations bactériennes.
Influence des facteurs abiotiques (effets de type « bottom-up »)
La liste des facteurs abiotiques susceptibles d'affecter les populations bactériennes marines est importante : température, salinité, disponibilité en nutriments, quantité et qualité de la matière organique dissoute, Il a été clairement établi que la température et la salinité des eaux marines avaient un effet sur la taille, l'activité et la diversité des populations bactériennes. Ainsi une variation de température modifie l'importance de la production bactérienne (Kirchman 2002 et les références citées). De telles variations au sein des communautés bactériennes ont aussi été montrées le long de gradients de salinité (Gonzalez & Moran 1997, Trousselier et al. 2002).
La disponibilité en nutriments affecte dans des proportions importantes l'abondance, l'activité et la diversité des populations bactériennes (Kirchman 2002 et les références citées). Une limitation de la croissance bactérienne par le phosphate a été mise en évidence dans différents environnements marins (Cotner et al 1997, Rivkin et al. 1997). Des expérimentations en microcosmes ont montré une augmentation de la production bactérienne après un enrichissement en phosphate d'eaux oligotrophes de la mer d'Alboran et limitées en ce nutriment (Van Wambeke et al. 2002). De très faibles concentrations en phosphate peuvent limiter de façon concomitante la croissance bactérienne et phytoplanctonique: bactéries et phytoplancton se retrouvent en compétition pour l'accès aux ressources nutritives. Les bactéries peuvent aussi être limitées par les concentrations en carbone disponible dans l'eau de mer, et en particulier par les teneurs en matière organique labile (Thingstad 2002).
La disponibilité et la qualité de la matière organique dissoute influencent de façon importante les populations bactériennes (taille, activité, diversité) (Williams 2002 et les références citées, Lamy 2006 et les références citées). La matière organique dissoute, d'une nature biochimique complexe et diversifiée (Sucres neutres, acides aminés, sucres aminés, lipides, ) est différemment utilisable par les bactéries marines. Certaines de ces molécules sont extrêmement labiles (principalement celles citées ci-avant), alors que d'autres sont particulièrement réfractaires. Les concentrations relatives de l'eau de mer en matière organique dissoute labile, semi-labile et réfractaire, de même que les cinétiques de leurs transformations sont des données encore mal connues (voir Hansell & Carlson 2002 et les références citées). Ces composés pourraient affecter de façon importante les populations bactériennes. Eiler et al. (2003) ont clairement identifié en microcosmes des variations de la diversité de la communauté bactérienne en réponse à une augmentation de la concentration en carbone organique dissous. Les communautés associées aux monocultures d'espèces phytoplanctoniques comme Oscillatoria limnetica et d'Ankistrodemus falicatus ne sont pas les mêmes (Van Hannen et al. 1999), probablement en raison de capacités différentes de ces communautés à utiliser la matière organique produite par ces algues. A l'appui de cette hypothèse, Cottrell et Kirchman (2000) ont montré dans l'estuaire du Delaware que différents groupes bactériens utilisent préférentiellement certains types de matière organique dissoute. La quantité et la qualité de la matière organique dissoute influence donc la structure et la diversité des communautés bactériennes.
Influence des facteurs biotiques (effets de type « top-down »)
La prédation par les protistes bactérivores, la lyse virale et la compétition constituent trois facteurs écologiques majeurs agissant sur la taille, l'activité, la structure et la diversité des populations bactériennes (Fenchel 1982, Sherr & Sherr, 1989, Fuhrman 1999, Thingstad 2002). L'importance des virus dans les écosystèmes marins est une découverte récente (Wommack & Colwell 2000 et les références citées). Certains estiment que la lyse virale pourrait expliquer jusqu'à 70% de la mortalité journalière des bactéries marines (Brussaard 2004, Wommack & Colwell 2000), mais ces pourcentages varient beaucoup en fonction des conditions écologiques. Quelques études ont montré une influence de la lyse virale sur la diversité des populations bactériennes (Hewson et al. 2003, Weinbauer & Rassoulzadegan 2004). Les populations qui dominent les microcosmes sans virus ne sont pas les mêmes que celles qui dominent des microcosmes identiques où la lyse virale a lieu (Bouvier & del Giorgio 2007).
Le broutage des bactéries (prédation) par les Flagellés hétérotrophes contribue aussi à structurer fortement la taille, l'activité et la diversité des populations bactériennes (Jürgens & Matz 2002). Les populations bactériennes dominantes dans des microcosmes avec prédateurs diffèrent de celles de microcosmes sans prédateurs. La structure de la communauté des bactérivores influence aussi celle des communautés bactériennes prédatées. Les populations procaryotes dominantes dans des microcosmes où Jakoba libera est le seul prédateur diffèrent de celles où Cafeteria sp. et Monosiga sp. sont les principaux bactérivores (Vazquez-Dominguez et al. 2005). Le broutage peut avoir des effets importants sur la sélection génétique et morphologique des populations bactériennes. En particulier, une forte pression de broutage favorise les phénotypes « extrêmes » de petite ou de grande taille.
Stratégies adaptatives des bactéries marines
Les bactéries marines vivent dans un environnement dilué par nature, où les ressources nutritives sont rares, les sources d'énergie et de nutriments souvent organisées en gradients. Aussi, comme dans les autres environnements planétaires, les procaryotes marins sont en compétition entre eux pour l'accès aux ressources du milieu, mais aussi avec les autres organismes de l'environnement marin et en particulier le phytoplancton. Les bactéries marines sont contraintes d'ajuster leurs structures cellulaires et leurs fonctions métaboliques pour répondre aux variations et aux contraintes de l'environnement (Dawes 1985, Poindexter 1987, Kovarova-Kogar & Egli 1998). Les espèces bactériennes marines ont développé au cours de l'Evolution de nombreuses stratégies en réponse à ces contraintes exercées par leur milieu de vie. La structuration de l'environnement à macro- et micro-échelle permet donc la création de niches écologiques qui permettent potentiellement le maintien d'une forte richesse spécifique et d'une forte diversité bactérienne (Azam 1998).
Adaptations aux conditions physico-chimiques du milieu
Certaines espèces bactériennes ont développé des caractères de résistance aux stress du milieu : résistance aux antibiotiques, résistance au froid, etc. Citons le cas de la résistance aux UV chez certaines souches leur permettant de coloniser des niches écologiques très particulières, comme la microcouche de surface où ces radiations sont particulièrement intenses (Agogué 2004, Agogué et al. 2005).
Certaines bactéries présentent des capacités de mobilité facilitant l'accès aux substrats (Grossart et Ploug 2001). Cette mobilité peut s'exercer le long d'un gradient chimique que certaines espèces bactériennes sont capables de détecter (chimiotactisme), leur permettant d'atteindre des zones riches en substrats, comme par exemple la phycosphère (Blackburn et al. 1998, Barbara & Mitchell, 2003). D'autres présentent des exoenzymes particulières leur permettant de dégrader des molécules organiques complexes (Gonzales et al. 1997, Gonzales & Moran 1997). Ainsi certaines souches isolées sont capables de dégrader des composés soufrés complexes (diméthyldulfoniopropionate) (Vilà et al. 2004), certains hydrocarbures (Yakimov et al. 2007), etc.
L'ensemble de ces adaptations a conduit à façonner le cycle de vie des bactéries marines. Certains de ces procaryotes ont des cycles de vie qui conduisent à les qualifier d' « opportunistes » en raison de leur capacité à s'adapter très rapidement à une variation favorable du milieu. En particulier, cette stratégie « opportuniste » a été bien documentée chez certaines souches de Pseudoalteromonas sp. (Pernthaler et al. 2001).
Stratégies adaptatives des bactéries marines. Mobilité, quorum-sensing, chimiotactisme, enzymes exopolymériques, les bactéries marines présentent de nombreuses adaptations à leur environnement leur permettant d'utiliser des sources variées de matières organiques et de nutriments, et d'interagir avec les autres organismes de la colonne d'eau. La diversité de ces adaptations leur permet d'occuper des niches écologiques variées (Azam & Malfatti 2007).
Adaptations à la prédation, à la lyse virale et à la compétition
Les bactéries sont en compétition pour l'accès aux substrats. Cette compétition a conduit à des adaptations particulières chez certaines espèces, comme la production d'antibiotiques. Dans une collection de 86 souches marines, Long et Azam (2001) ont montré que près de 54% d'entre elles présentaient des propriétés antagonistes envers les autres bactéries pélagiques liées à la sécrétion d'antibiotiques. De même, les espèces bactériennes marines ont développé des stratégies de défense en réponse à la pression de prédation. Par exemple, certaines bactéries sont capables de former des micro-colonies par la sécrétion de substances exopolymériques (Hahn et al. 2004, Pernthaler et al. 2004). La capacité à adopter une forme en filament est aussi interprétée comme une adaptation à la prédation. A l'aide d'approches en microcosmes, il a été montré que Comamonas acidovorans, filamenteuse, était plus compétitive que Vibrio sp. en présence de Flagellés bactérivores (Hahn & Höfle 1998).
Certaines espèces ont aussi développé des résistances à la lyse virale. C'est le cas de nombreuses espèces de Synechococcus. McDaniel et al. (2006) ont analysé des souches isolées dans du Golfe de Mexico et les ont trouvées résistantes à 35 cyanophages isolés dans le même environnement. Les mécanismes cellulaires de cette résistance restent encore mal caractérisés (Stoddard et al. 2007).
Bibliographie
- Agogué H (2004) Diversité des bactéries de la microcouche de surface de l'eau de mer: spécificité, adaptation et résistance aux radiations solaires. Thèse de l'Université Lyon1 Claude Bernard, France.
- Agogué H, Joux F, Obernosterer I, Lebaron P (2005) Resistance of marine bacterioneuston to solar radiations. Appl. Environ. Microbiol. 71:5282-5289.
- Azam F (1998) Microbial control of oceanic carbon flux: the plot thickens Science 280:694-696
- Azam F, Malfatti F (2007) Microbial structuring of marine ecosystems. Nature Reviews Microbiology 5:782-791
- Barbara GM, Mitchell JG (2003) Marine bacterial organisation around point-like sources of amino acids. FEMS Microb. Ecol. 43:99-109
- Blackburn NT, Fenchel T, Mitchell J (1998) Microscale nutrient patches in planktonic habitats shown by chemotactic bacteria. Science 282:2254-2256
- Bouvier T, del Giorgio PA (2007) Key role of selective viral-induced mortality in determining marine bacterial community composition. Envion. Microbiol. 9:287-297
- Brussaard CP (2004) Viral control of phytoplankton populations-a review. J. Eukaryot. Microbiol. 51:125-138
- Cotner J, Ammerman J, Peele E, Bentzenv E (1997) Phosphorus-limited bacterioplankton growth in the Sargasso Sea. Aquat. Microb. Ecol. 13:141-149
- Cottrell MT, Kirchman DL (2000) Natural assemblages of marine proteobacteria and members of the Cytophaga-Flavobacter cluster consuming low- and high- molecular-weight dissolved organic matter. Appl. Environ. Microbiol. 66:1692-1697
- Dawes EA (1985) Starvation, survival and energy reserves. In Fletcher M. (ed) Bacteria in their natural environment. Academic Press, New York.
- Eiler A, Langenheder S, Bertilsson S, Tranvik LJ. (2003) Heterotrophic bacterial growth efficiency and community structure at different natural organic carbon concentrations Appl. Environ. Microbiol. 69:3701-3709.
- Fenchel T (1982) Ecology of heterotrophic microflagellates. IV. Quantitative occurence and importance as bacterial consumers. Mar. Ecol. Prog. Ser. 9:35-42
- Fuhrman JA (1999) Marine viruses and their biogeochemical an ecological effects. Nature 399:541-548
- González JM, Mayer F, Moran MA, Hodson RE, Whitman WB (1997) Sagittula stellata gen. nov., sp., a lignin-transforming bacterium from a coastal environment. Int. J. Syst. Bacteriol. 47:773-780
- González JM, Moran MA (1997) Numerical dominance of a group of marine bacteria in the alpha-subclass of the class Proteobacteria in coastal seawater. Appl. Environ. Microbiol. 63:4237-4242
- Grossart HP, Ploug H (2001) Microbial degradation of organic carbon and nitrogen on diatom aggregates. Limnol. Oceanogr. 46:267-277
- Hähn MW, Lunsdorf H, Janke L (2004) Exopolymer production and microcolony formation by planktonic freshwater bacteria: defence against protistan grazing. Aquat. Microb. Ecol. 35:297-308
- Hähn MW, Höfle MG (1998) Grazing pressure by a bacterivorous flagellate reverses the relative abundance of Comamonas acidovorans Px54 and Vibrio strain Cb5 in chemostat cocultures. Appl. Envion. Microbiol. 64:1910-1918
- Hansell DA, Carlson CA (ed) (2002) Biogeochemistry of marine dissolved organic matter. Elsevier Science, San Diego, USA. 775p
- Hewson I, Vargo GA, Fuhrman JA (2003) Bacterial diversity in shallow oligotrophic marine benthos and overlying waters: effects of virus infection, containment and nutrient enrichment. Microb. Ecol. 46:322-336
- Jürgens K, Matz C (2002) Predation as a shaping force for the phenotypic and genotypic composition of planktonic bacteria. Antonie Van Leeuwenhoek 81:413-434
- Kirchman DL (ed) (2002) Microbial ecology of the oceans. Wiley Liss, New York, 543p
- Kovárová-Kovar K, Egli T (1998) Growth kinetics of suspended microbial cells: from single-substrate-controlled growth to mixed-substrate kinetics. Microbiol. Mol. Biol. Rev. 62:646-666
- Lamy D. (2006) Dynamique bactérienne en Manche orientale Relation avec les poussées de Phaeocyctis globosa. Thèse de doctorat de l'Université du littoral côte d'Opale. France.
- Long RA, Azam F (2001) Antagonistic interactions among marine pelagic bacteria. Appl Environ. Microbiol. 67:4975-4983
- Pernthaler A, Pernthaler J, Eilers H, Amann R (2001) Growth patterns of two marine isolates: adaptations to substrate patchiness? Appl. Environ. Microbiol. 67:4077-4083
- Poindexter JS (1987) Bacterial responses to nutrient limitation. In Fletcher M et al. Ecology of microbial communities. University Press, Cambridge
- Rivkin RB, Anderson M (1997) Inorganic nutrient limitation of oceanic bacterioplankton. Limnol. Oceanogr. 42:730-740
- Sherr EB, Rassoulzadegan F, Sherr BF (1989) Bacterivory by pelagic choreotrichous ciliates in coastal waters of the NW Mediterranean Sea. Mar. Ecol. Prog. Ser. 55:235-240
- Stoddard LI, Martiny JBH, Marston MF (2007) Selection and charaterization of cyanophage resistance in marine Synechococcus strains. Appl. Environ. Microbiol 73:5516-5522
- Thingstad TF (2002) Control of bacterial growth in idealized food webs. In Microbial ecology of the oceans, ed. Kirchman, DL. Wiley Liss, New York, 543p.
- Troussellier M, Schäfer H, Batailler N, Bernard L, Courties C, Lebaron P, Muyzer G, Servais P, Vives-Rego J (2002) Bacterial activity and genetic richness along an estuarine gradient (Rhone river plume, France). Aquat. Microb. Ecol. 28:13-24
- Van Wambeke F, Christaki U, Giannakourou A, Moutin T, Souvemerzoglou K (2002) Longitudinal and vertical trends of bacterial limitation by phosphorus and carbon in the Mediterranean Sea. Microb. Ecol. 43:119-133
- Vázquez-Domínguez E, Casamayor EO, Catala P, Lebaron P (2005) Different marine heterotrophic nanoflagellates affect differentially the composition of enriched bacterial communities Microb. Ecol. 49:474-485
- Vilà M, Simó R, Kiene RP, Pinhassi J, Gonzalez JA, Moran MA, Pedrós-Alió C (2004) Use of microautoradiography combined with fluorescence in situ hybridization to determine dimethylsulfoniopropionate incorporation by marine bacterioplankton taxa. Appl. Environ. Microbiol. 70:4648-4657
- Weinbauer MG, Rassoulzadegan F (2004) Are viruses driving microbial diversification and diversity ? Environ. Microbiol. 6:1-11
- Williams PJlB (2002) Heterotrophic bacteria and the dynamics of dissolved organic material. In Microbial ecology of the oceans, ed. Kirchman, DL. Wiley Liss, New York, 543p.
- Wommack KE, Colwell RR (2000) Virioplankton: viruses in aquatic ecosystems. Microb. Mol. Biol. Rev. 64:69-114
- Yakimov MM, Timmis KN, Golyshin PN (2007) Obligate oil-degrading marine bacteria. Curr. Opin. Biotechnol. 18:257-266